Les aventures de Mzungu Dollar

Une esthétique tropicale de l'utilité sociale

23 novembre 2006

A day in the colonial life of... (18h-23h)

La tranche 13h-17h59, allez savoir pourquoi, j'ai moins envie. Ellipsons. Le soleil se couche, je remonte dans mon taxi, s'il reste quelques traces de lumière, je flotte un moment dans cette piscine dont il faut bien qu'elle serve à quelque chose, je fais couler un bain, entre deux eaux je lis je bois du jus d'ananas dans quoi je dilue le contenu d'un fruit de la passion. J'essaie de mâcher les petites graines de la pulpe du maracuja en tournant les pages avec les doigts humides, c'est beaucoup d'efforts. J'ai déjà fini mon Chloé Delaume. Je commence Au dessous du volcan.

Ou je mange dehors. Je mange au restaurant indien, par exemple. Réellipsons. Après il est très tard, au moins 22 heures, je peine à trouver un taxi parce qu'ici c'est le milieu de la nuit, ils me répondent pas puis finalement l'un d'eux m'assure qu'il m'envoie quelqu'un, je sais bien que Mzungu Doll elle abuse, 22 heures, on est tout de même bien avancé « dans la noirceur » pour parler comme un avocat québéquois. D'autant que l'éclairage public... Non, soyons juste, l'éclairage public existe, autour du tribunal et autour du rond-point de Clocktower. C'est toujours un peu surprenant d'ailleurs. D'y voir dans l'obscurité, on avait oublié que c'était possible. On remonte la Old Moshi Road, on arrive à Clocktower, et chaque fois, oui, je m'enchante d'y voir à 10 mètres. Il n'y a rien à voir. À 22 heures les locaux sont couchés depuis longtemps. Ou ils sont au Colobus. Mais le Colobus, j'irai pas.

La pluie s'écrase sur le toît de la voiture, on ne voit plus rien. Plus de route. Juste les phares des voitures qui s'approchent, que le chauffeur tente d'évaluer, d'évaluer aussi où peut bien terminer le bas côté tout en évitant un nid de poule et un dos d'âne en enfilade, découvrant soudain qu'on doit être en train de rouler à droite à en juger par le fait que la voiture en sens inverse nous fonce directement dessus à moins que ce soit elle, qui roule à droite. Pas de bande signalétique, pas de lumière, juste du noir bien épais et des gouttes dans les phares. On s'arrête sur le bord, on attend. On fait des signes et des bruits, je suppose qu'on exprime qu'il est tard, qu'il pleut beaucoup, que l'entretien de la voirie, qu'on a pas envie d'attendre. On a sans doute une conversation passionnante, lui en swahili, moi en anglais.

Et puis on a plus rien à dire et marre d'attendre, alors on fait comme s'il pleuvait moins et on repart à 15 km/h en supposant que tant que ça brille devant, c'est bien du tarmac. Je me dis qu'il va se retaper le même chemin en sens inverse, pendant que moi je ferai couler un bain en ricanant sur la brochure d'un lodge (« Le plus nouveau lodge de luxe de Tanzanie » sic) avant d'en faire du papier pour le feu.

Le chauffeur de taxi, je lui ai donné 7 dollars. A priori normalement c'était 4 mais la pluie, la nuit, la peur... Vachement généreuse, non ? Il regarde les billets l'air... cet air je le connais de mieux en mieux. Un mélange de candeur désemparée, d'incrédulité fataliste. Cet air qui me rappelle sans doute quelqu'un raison pour laquelle je me mets à bouillir. Et il me dit : 8 ? Si j'avais donné 4 il aurait demandé 5. Si tu veux de la bonne conscience, faudra payer plus cher, ma grande, lui claquer genre 20 dollars à la gueule et encore il est foutu d'en demander 25, juste parce que, si tu donnes le prix courant, tu te sentiras radine, et si tu donnes trop, ils te prendront pour une conne débarquée de Kilimanjaro airport. Je sors du taxi, rageuse, je souligne que 7 c'est vachement plus et que... bref. Il comprend rien de toute façon. Qu'il aille se faire foutre, dans la nuit, dans la pluie, dans les phares, le taxi.

Les solutions ne sont pas toujours rectilignes.

Dixit l'accusé du jour dont je relis un bout d'interrogatoire en insérant des virgules ici et là. En peignoir au coin du feu.

T'as raison. Les solutions sont pas toujours rectilignes. Et puis cette histoire je ne sais plus qui m'en parlait, du voilier, de la ligne de fond et de la ligne de surface, on dirait que je suis un bateau, mais alors bien ivre, égaré de sa flache parisienne de bonne conscience à distance sur l'océan indien, qui doit pourtant suivre une ligne de fond, qui doit bien aller quelque part passant nécessairement par ici adaptant sa ligne de surface à des courants face auxquels t'as aucun choix sinon celui de plier. Ce n'est pas grave tout ça. Le bois s'éteint dans le feu. Il pleut dehors. Je vais dormir.

20 novembre 2006

Comment je n'ai rien frôlé du tout (tout le temps)

Je n'ai pas le temps alors bon. Le choléra est à Arusha, Chloé Delaume est enfin arrivée toute pimpante en 167 pages par avion et je constate que les éditions Verticales ont retrouvé leur maquette de couverture d'avant Phase Deux (c'est-à-dire avant que Le Seuil rejoigne l'édition française bombardée du ciel dans le giron de l'industrieux rentabilisateur La Martinière) ce qui m'a fait plaisir parce que j'aimais pas du tout la police de caractère de Verticales Phase Deux et qu'il est agréable de s'arrêter sur des trivia de ce genre à Arusha, Tanzanie, 300 000 habitants et 10 routes asphaltées où réside depuis 10 jours le choléra que je n'ai pas encore croisé parce que plus souvent vautrée sur les transats des lodges qu'arpentant les arrières-cours des slums. Caillassez-moi, j'aime ça.

Ce week-end grand événement culturel français à Arusha : DJ Oil (ou Oïl?) de Marseille au Massaï Camp. Je n'y étais pas. Je me souviens d'une époque ou je regrettais de ne pas savoir de quoi je parlais quand je pérorais de séminaire en soutenance sur l'action culturelle francophone. Je ne veux plus savoir tout court.

La Chloé pendant ma pause déjeuner me parlait de Le Lay et de neuro-imagerie, de cerveau reptilien, de connexions neuronales. Tout ce que j'aime, en quelques sortes. Avec force agglutinations syntagmatiques outrées. Parfois en toute modestie on dirait du Moi mais qui connaitrait beaucoup mieux les entrées du Robert et qui s'en foutrait encore plus que cette quantité négligeable qu'on appelle un lecteur y percute quoi que ce soit.

Et j'insiste, c'est bon d'angoisser sur les errements du style delaumien ou les empattements d'une police de caractère. Comme quand je lis Marie France de février 2006 ou Le Nouvel Obs supplément spécial foire au vin daté septembre 2005 pour la troisième fois, juste parce qu'il traîne sur la table basse, coïncidence abandonnée par un locataire précédent et fatal.

À part chez un dentiste de province, une urgence pendant les vacances, ça vous arrive souvent de lire de la presse de plus d'un an ?

Vivre ici, parfois, c'est se faire archéologue de la vie culturelle (sic) occidentale (ou bouffer dans ses poubelles) et par là accéder à une forme très subtile d'éternité, de pérennité à vide. Je me comprends.

Tout ça pour conclure — c'est un peu là où je voulais en venir mais surtout pas logiquement — que souhaitant rester fossile dans l'inactuel, j'y serai encore en mars 2007. Champagne — détaxé !

08 novembre 2006

Le carré des présumés génocidaires

Je cherchais depuis un moment comment résumer de la manière la plus concise à quoi ça ressemble, un témoignage ici. Et puis mon accusé préféré, celui sans les déclarations insaisissables (de tout point de vue) duquel mes journées ouvrées seraient deux fois moins longues, a tenu à édifier la chambre quant à la nature profonde de la culture rwandaise. Voici donc en exclusivité pour vous un proverbe tout à fait symptomatique :

Kwikitiza ntntibibuza uwanga kwanga
L’acquiescement n’empeche pas celui qui veut dire non de dire non


On connaît mon goût prononcé pour l'insaisissable nuance, les inconstants, les ondoiements versatiles aussi bien moraux que physiques.

Je crois, je crois vraiment, qu'à cette aune l'homme de la vie est rwandais.

07 novembre 2006

A day... comment j'ai frôlé la mort (23h-6h30)

Décidée à garder pour moi le piment des notations érotiques qu'on ne cesse de me réclamer dans l'hémisphère Nord, thanatos fera aussi bien l'affaire pour les frissons. Je crois.

J'aurais pu me faire bouffer par une hyène. Mort authentique. Quant à crever dans un pays du tiers-monde, autant y mettre un peu de couleur locale. Les hyènes parfois je les entends gueuler la nuit pas loin de chez moi. Les clébards tentent de répliquer, mais côté terreur, ils font franchement pas le poids.

Or finalement, je me demande si les plus grands risques vitaux ici ne sont pas liés à la reproduction artificielle du mode de vie métropolitain. Par exemple, je pourrais m'assommer sur le rebord de ma piscine et m'y noyer. Ca a d'ailleurs failli se produire, alors que je rêvassais, m'oubliant en dos crawlé à quelque revanche sociale ou intellectuelle bien mesquine. J'ai survécu. Mais dans le genre, j'ai beaucoup mieux.

Cette nuit, vers deux heures, la pluie tombait ambiance mousson (la petite saison des pluies vient de commencer), je me suis réveillée en sursaut, et quelque chose n'allait pas, mais alors, vraiment pas. Vous dire quoi et comment je ne sais pas, je me réveille rarement la nuit avec la sensation que si je ne fais rien ça va aller très mal pour moi. Alors je me lève et je descends pour voir ce qui se passe au rez-de-chaussée. Arrivée en bas de l'escalier, tout avait l'air parfaitement normal, sinon que j'avais les pieds mouillés. Mince, l'eau de pluie passe sous la porte. Evidemment, j'ai pas de serpillère, parce que si serpillères il y a elles sont forcément dans l'office fermé à clé avec la lessive et le fer à repasser. Je recule, je descends les trois marches supplémentaires qui mènent de l'entrée en mezzanine au salon. Flaque d'eau. Enorme flaque d'eau. Bloc multiprises dans flaque d'eau. Ordinateur en charge branché à bloc multiprises mouillé. J'ai toujours les pieds dans l'eau. J'ai beau être en demi sommeil dans mon alarme, il est soudain flagrant que c'est la merde, là. Je me rue vers la prise murale et je la switch off (dans l'incurie électrique régnant ici, au moins ça de positif, chaque bloc de prise est doté d'un interrupteur). Bon. Je sors le bloc multiprise de l'eau, je débranche l'ordinateur, c'est toujours ça de sauvé et moi avec.

Sauf que ça va toujours pas.

Je poursuis mon inspection. Dans la cuisine je découvre que la lumière de la cour intérieure est restée allumée. Je me dirige vers l'interrupteur, je pose le doigt dessus. Je me crame l'index (je me crame vraiment l'index, le plastique est presque MOU). Ca bourdonne bizarre dans l'interrupteur. J'éteins la lumière de la cuisine et dans l'obscurité je constate que 1) j'ai très mal au doigt et 2) il y a des étincelles à l'intérieur du bloc. Je me dis bon, on arrête les conneries, je vais éteindre le disjoncteur, comme ça je peux roupiller tranquille. Je pars en quête du disjoncteur, doit forcément y en avoir un quelque part. Effectivement, il y en a un 2 mètres au dessus de l'escalier, parfaitement inaccessible à l'humain moyen et encore moins à une naine genre Mzungu Dollar. Evidemment, trouver un balai il faudrait avoir les clés de l'office que j'ai pas qui doit contenir ça avec le fer à repasser et la serpillère, etc. Stop. Bon, je retourne dans la cuisine, je dégote une longue cuillère en bois, je monte sur la rampe d'escalier à peu près parfaitement réveillée maintenant, je pousse le bouton du disjoncteur. Youpi. Je suis dans l'obscurité totale en Afrique de l'Est sur une rampe d'escalier une cuillère en bois à la main. Je redescends sans me péter une jambe, j'arrive dans la cuisine, plus de lumière nulle part SAUF dans la cour intérieure.

Alors de deux choses l'une : soit la lumière de la cour intérieure ne dépend pas du disjoncteur, ce qui n'est pas très logique puisque la lampe extérieure de l'entrée, elle, en dépend. Soit par un de ces miracles technologiques tanzaniens auxquels je m'habitue jour après jour, la lampe dépend bien de mon compte électrique, mais couper le disjoncteur ne l'empêche pas de fonctionner (je sais bien qu'il va y avoir des ingénieurs en centrales électriques et autres tuyauteries hydrAUliques qui vont m'expliquer que ce n'est rationnellement pas possible, mais je leur répondrai simplement : en Tanzanie, tout est rationnellement impossible). Je rampe dans le noir sous le disjoncteur, trop facile de trouver un disjoncteur à deux mètres de hauteur à l'aveugle penchée sur une rampe une cuillère en bois à la main. J'ai réussi, ce qui n'est pas un maigre exploit. J'ai laissé la lumière extérieure allumée. Et je me suis levée toute les demi-heures pour aller voir si des fois la maison n'était pas en train de cramer.

Ma conclusion : en Tanzanie, mieux vaut faire comme le local moyen et ne pas avoir l'électricité. Déjà, ils sont pas très doués pour la produire (les barrages hydrOélectriques sont à moitié vides et remplis de vase parce qu'il y a pas assez de pluie ni d'argent pour les nettoyer), ils sont pas plus doués pour l'importer (le super générateur acheté par le gouvernement a terminé coulé dans l'océan indien), et ils sont absolument incapables de gérer correctement un réseau électrique (s'habituer à l'idée que régulièrement, au mieux, les surcharges vont bousiller tous tes appareils électriques, des ampoules au frigo en passant par ton PC. Qu'au pire ta maison va cramer, et vu l'inexistence de tout service public viable, il en restera pas grand chose. Que Tanesco comme Cupidon s'en fout. S'habituer à l'idée qu'ici les "techniciens" Tanesco sont foutus d'installer un pylone sans y mettre le neutre — authentique) .

Parfait.

On reprend donc ma petite vie d'éditrice à 6h30, déjeunant les pieds dans l'eau. Au moins pendant la journée je ne risque rien, l'electricité est coupée pour tout le monde. Il parait qu'on va avoir un black-out total susceptible de durer plusieurs semaines. Je l'attends maintenant avec impatience.

03 novembre 2006

A day in the colonial life of... (8h16-12h30)


8h16. Je passe ma laisse autour de mon cou. Indispensable laisse, le pass électronique sans lequel il est impossible de rentrer, de sortir, de se déplacer d'un bâtiment l'autre, d'un étage l'autre ou d'un couloir l'autre. Qui porte en énormes caractères ma date de péremption (actuellement, je me périme le 15-12-06) ainsi que mon portrait sur fond de drapeau onusien, la tête bien centrée sur la couronne de lauriers. Ste Mzungu œuvrant pour l'Amour universel et la Paix.

Ma laisse précise que les autorités civiles et militaires sont priées de m'accorder le libre accès au territoire et les privilèges et immunités diplomatiques nécessaires à l'exercice de mes fonctions. Une fois dans le bureau que les autorités m'ont dans leur grande bienveillance et respect des accords internationaux permis d'atteindre, je pourrais être n'importe où à les exercer, mes fonctions, quelque part dans un complexe post-stal à Treptow, Berlin-Est, à Levallois-Perret ou à Noisy-le-Sec, si ce n'étaient les feuilles de palmier ponctuant le béton ici et là.

8h50. Je monte en audience « balayer ». Ca défile, les questions au témoin, les objections, les québécismes que je place entre guillemets, les épellations de dix noms impossibles, d'autres questions qui ont l'air de n'avoir aucun sens depuis les mois et les mois et souvent les années que se poursuit le ballet des témoins. Moi ballerine amateur lancée là au milieu. La sténo tape, impassible, ou laisse carrément filer, parfois, quand ça s'énerve trop et qu'on doit largement dépasser le 200 mots par minute qui seront rattrapés en aval ; et moi je suis, enfin j'essaie, ligne par ligne, et puis je loupe trop de trucs, et à force de rajouter des s ou de tenter de retenir le mot qu'il va falloir rajouter là j'en suis sûre, ou encore relever la tête et au rythme des voyants rouges sur les micros retrouver qui a coupé la parole à qui en s'objectant des cinq avocats ou du procureur, je n'y comprends strictement plus rien, qui parle, pourquoi, ni même ce que le témoin est en train de dire, ce n'est plus alors qu'un torrent d'interventions qui défilent pendant que la sténo continue de pianoter impassible, et parfois c'est plus rien, du son, de la matière sonore informe dégueulée en une suite de signes, de sténogrammes qui décrivent sans doute précisément des horreurs qui pour moi, littéralement, sont devenues illisibles et inaudibles puisqu'en rajoutant ce mot qui manque je viens de rater la phrase suivante et la question et la réponse suivantes que je remplace sagement, exécutante, par des points de suspension provisoires.

Parfois, pendant quelques secondes, j'enlève le casque qui me dégueule en accéléré la version française, et c'est étrange, dans la chambre, c'est presque le silence, une sorte de pantomime absurde de gens costumés qui se lèvent et se rassoient, comme si personne n'était vraiment là. Derrière la vitre, dans la galerie du public, les enquêteurs, et quelques touristes avec leurs sandalettes et leur costume beige multipoche, qui froncent les sourcils sous leur casque et suivant de la tête de gauche à droite ambiance Wimbledon ; ils n’y entravent pas grand-chose non plus.

Le juge balance un coup de maillet, je sursaute. 10h30. Je m'arrache clavier casque, c'est la pause. C'est l'heure de la récréation, du café, c'est l'heure ou avocats, procureurs, greffe, assistants idoines, traducteurs, éditeurs fument ou pas des cigarettes par petites grappes, qui avec et qui sans sa robe et le cas échéant sa perruque. Un procureur britannique en robe noire et rouleaux blancs une Winston à la main devant un palmier. Cliché. Par exemple.

Je vais à la cafétéria avec des collègues. Je commande un croissant trop gras et salé, que je me contente de regarder dans mon assiette parce qu'il ressemble à un croissant. On boit un café filtre pas très bon en se demandant pourquoi vivant à 80 kilomètres d'une des meilleures cultures de café de l'univers connu, on avale du jus de chaussette. Puis on retourne qui sténotyper, qui balayer, qui éditer. Un peu comme je pourrais faire à Rosny, à Neuilly, à Levallois-Perret, sauf que là je sauve le monde, évidemment, ça donne du sens à mon stylo rouge en attendant la pause déjeuner.

01 novembre 2006

A day in the colonial life of... (6h30-8h15)

L'alarme de mon téléphone me vrille du Chopin au Bontempi. Il est 6h30 et je me retourne plusieurs fois dans mon queen size bed, relance l'alarme pour dans 10 minutes et cale ma tête au creux d'un des trois oreillers qui traînent sur le matelas. Par la fenêtre, je devine le lever de soleil sur les collines. Un chien aboie en continu. Ils aboient bizarrement les chiens ici. C'est pas vraiment des aboiements, ni des hurlements, une sorte de hoquet sonorisé qui n'en finit jamais.

6h40. Je repousse les pans de la moustiquaire, je me lève, j'ouvre la porte de la terrasse, je baille. En baissant les yeux, je tombe dans ceux de la voisine, qui réchauffe de l'eau dans une bassine en fer blanc sur un braséro. Parfois il pleut et l'arrière cour est boueuse. Parfois pas. Parfois il y a un ou deux papillons grands comme la main et bleus qui tournicotent entre les bananiers et autour du braséro. Parfois pas. En tout cas, tous les matins à 6h30 la voisine fait chauffer de l'eau dans une bassine en fer blanc de l'autre coté du mur de la propriété qui fait bien ses six mètres mais que je domine d'un étage — pour la vue.

Alors là, permettez que je fasse le narrateur omniscient pour signaler que l'eau en question, l'eau pour la journée, a été collectée plus tôt ce matin même dans 3 ou 4 jericans de 20 litres en plastique à la fontaine publique, évidemment pas à côté, ce serait trop simple.

Je rebaille, je me traîne dans la baignoire, je tourne les robinets, je m'ébouillante avec l'eau du cumulus qui a chauffé à bloc toute la nuit, je tourne un coup l'eau froide, putain c'est glacé, je m'énerve, je lance un petit couplet sur vraiment la plomberie dans ce foutu pays c'est loin d'être gagné, je ressors de la douche pour éviter de m'ébouillanter totalement et accroupie sur le carrelage je tourne les robinets avec une patience de braqueur de coffre jusqu'à obtenir la température optimale, ce qui me demande parfois plusieurs minutes.

Pas encore lavée, j'ai dû déjà bien consommer de 30 à 50 litres d'eau chaude — pour rien.

Je sors de la douche. Je m'enduis intégralement de crèmes multiples et variées parce que la peau de Blanc ça s'entretient contre la poussière et pour le bronzage, contre les coups de soleil et les nuages de Diesel, sans compter les moustiques. Merde j'en ai foutu partout, pas le temps de nettoyer. Mais si je nettoie pas, c'est la maid qui va le faire. Et j'ai aucune envie que la maid le fasse. En même temps, de toute façon, elle va fatalement passer la serpillère partout puisqu'elle passe la serpillère partout et tous les jours sans qu'on lui demande rien.

Bon. Alors la maid va nettoyer.

Je descend l'escalier en sous-vêtements — tant que la maid n'est pas arrivée, une des raisons pour lesquelles je me lève aussi tôt le matin, pouvoir zoner et déjeuner sans que personne ne se balade dans mon dos d'employée blanche du tertiaire judiciaire international et ne ramasse mon mug et mon verre et ma serviette alors qu'encore une fois j'avais rien demandé et que ma vaisselle je peux très bien la faire moi-même. Je verse un demi-litre d'eau minérale dans la bouilloire. Je constate que l'électricité est coupée aujourd'hui, comme hier, comme avant-hier, et sans doute comme demain. J'en ai rien à foutre de leurs scandales énergétiques nationaux, du niveau de l'eau dans les centrales hydroliques qui a encore baissé, ils magouillent comme ils veulent, Tanesco* : moi, j'ai le gaz. J'allume le gaz.

Je tartine du pain, j'ouvre un yaourt, je verse l'eau chaude sur le sachet de thé, je m'assieds à la table familiale de la salle à manger et je contemple les douze roses blanches que j'ai achetées en sortant du tribunal hier soir, qui sentent bon et qui ne m'ont couté qu'un dollar, alors que pour le même prix à Paris j'aurais même pas l'emballage en cellophane des machins inodores qu'on vous vend le soir dans les cafés. Je rêvasse un peu en buvant mon thé.

Je fais la vaisselle, je me coupe le doigt sur une lame de couteau, je me dis pauvre conne si t'es pas capable de laver un couteau sans t'entamer le doigt, de quel droit tu t'étonnes qu'on t'inflige une maid.

Je remonte dans la salle de bain me noyer le pouce dans un demi-litre de désinfectant parce qu'en Afrique, c'est bien connu, tout pourri plus vite, et même si je suis loin du corps de Tutsi décapité dérivant sur la rivière Akanyeru, « on est jamais assez prudent quand on est blanc ».

Je choisis mes vêtements de la journée. Je constate que ma chemise est à peine défroissée. Je peste. Impossible de la repasser parce que la maid retient en otage le fer dans l'office dont je n'ai pas la clé. Et la fois où je lui ai demandé de me le laisser, elle n'a pas compris, ou bien ça l'a vexée, en tout cas, il est resté hors de ma portée. Je mets ma chemise froissée et je décide que je m'en fous. Car au fond je m'en fous. Enfin, je crois.

Je redescends, je note sur le bloc qu'il n'y a rien de particulier à faire aujourd'hui. Je ne note pas que je m'excuse d'avoir foutu du lait hydratant partout dans la salle de bain parce qu'à tous les coups elle ne va rien comprendre, la maid, croire qu'il s'agit d'une instruction hyper subtile, me téléphoner au travail pour me demander de quoi il s'agit, je lui répondrai que c'est rien, que c'est pas grave, et ça va créer des frustrations communicationnelles de part et d'autre. Donc, je n'écris rien, sinon qu'il n'y a rien de particulier et qu'il y a 10 000 shillings dans le tiroir pour faire les courses qu'elle estimera justifiées de faire, parce que j'ai bien compris que l'intendance, c'est son domaine et pas le mien.

Mon alarme sonne. Il est 8 h 00. Je sors, je ferme à clé, je contourne la piscine, je referme le portillon du jardin et j'ouvre la portière passager du taxi qui m'attend. Aujourd'hui, on apprend à compter de 10 à 100. Je voudrais bien lui apprendre à conjuguer être et avoir, mais conjuguer, lui il voit pas l'intérêt, il veut des mots et des formules de politesse. Je sors la feuille de papier sur laquelle j'ai tout de même conjugué avoir et être, parce que bon, c'est moi le prof, bordel. On manque renverser un vélo transportant trois énormes jericans d'eau parce que Kalage (mon chauffeur), essaie de déchiffrer "il est" en conduisant. Je regrette subitement mon empressement verbal.

8h15. Le taxi s'arrête devant l'entrée du Arusha International Conference Center, siège du Tribunal international pour le Rwanda et de divers colloques nationaux et internationaux qui provoquent de longues files le matin au point de contrôle de sécurité. Je file 3000 shillings à mon chauffeur qui promet de me réciter tous son nouveau vocabulaire le soir même. L'officier de sécurité me fait un signe de la tête et je double la file de 80 invités piétinant du colloque sur l'évolution de l'utilisation des pesticides azotés en Afrique de l'Ouest. Je me sens très importante et professionnellement intégrée.