Economie du vide
Rien de rien de rien de rien (Gertrud Stein en Tanzanie).
Pour résumer, je rétrécis tellement que j'en suis à relire Les origines du totalitarisme d'Hannah Arendt... en anglais. Apparemment le Chloé Delaume dont j'attends l'arrivée depuis deux mois est quelque part en transit dans Paris et a raté les valises de notre avocat-commis-voyageur rentré hier. J'enrage un peu, faudra attendre dix jours de plus. Ca aussi, c'est la vie africaine, la pénurie permanente de ces biens courants occidentaux que sont les livres à profusion ou trente marques de cookies différentes sur les rayons (quand un truc te plaît, tu achètes tout le rayon voire tout le stock parce que la prochaine livraison ça sera peut-être dans 15 jours, plus sûrement dans 6 mois). Parfois tu trouves un produit manufacturé improbable en deux exemplaires dans une épicerie pourrie (mettons, un conditionner capillaire L'Oréal genre aux extraits de molécules d'ozone antiradicale libre, une véritable denrée de luxe, ici), comment, par quel hasard commercial il est arrivé là, tu ne sais pas (parce que tu le vaux bien?), tu imagines son périple de Düsseldorf par Rotterdam via Dubaï (tout produit occidental passe par Dubaï. Corollaire : la crème L'Oréal elle coûte au moins 15 dollars). La mondialisation du pauvre, c'est étrange, ces produits de supermarché à des tarifs haut de gamme. C'est bizarre, d'arriver à la caisse du supermarché et de lâcher 80 000 shillings (environ 80 dollars, plus que le salaire de base ici - 60 000 shillings mensuels) avec l'impression d'avoir quasi rien acheté (deux bouteilles de vin, trois conserves, du shampoing, des céréales pour le petit déj - les cornflakes Kellogs, ici c'est 10 dollars la boîte) , pendant que les quatre gars derrière toi font la queue pour payer ce qui a l'air de l'achat de la semaine, soit un pain tranché à 1000 shillings.
Les classes sociales sont bien tranchées. C'était bien la peine, trente ans de socialisme tanzanien non totalitaire (ha, on y revient). Arusha, c'est simple :
- D'abord, les employés du TPIR, qui ont cette particularité d'être diplomatiquement immunisés. Eux-mêmes stratifiés à mort, ça va de soi, entre :
Expatriés :
*Les super-VIP : Président du tribunal, juges, greffier, procureurs...
*La défense
*Le personnel moyen (administratif, sténos...)
Locaux : Les heureux locaux sous contrat au tribunal (sécurité, ménage, archives, restauration...). De manière générale quand tu annonces que tu bosses au tribunal, il y a toujours un local pour te demander si tu peux pas lui trouver un poste ici.
- Ensuite, les Occidentaux expatriés hors-ONU, y'en a pour tous les goûts, des patrons de boîtes de safari, d'hôtels, de restos, des volontaires, des enseignants, des employés de boîtes de safari -commerciaux, comptables...-, des amateurs d'import-export, des états-uniens évangélistes, quelques ex sex-fans des sixties ayant trouvé plus original que Goa pour ne jamais redescendre, des patrons de fermes florales -les roses du Monceau Fleur, le basilic du Monop, avec un peu de chance ils ont vu le Kili avant de prendre l'avion réfrigéré.
L'échelle des revenus va de 1 à 1000, mais ils sont blancs, donc ils sont riches, donc ils sont tous pareils. CQFD.
- Les Indiens. Les Indiens on les voit peu. Sauf si on rentre dans les magasins, ou plutôt dans les arrières-boutiques des commerces dont ils sont propriétaires. Entreprises de bâtiment, investisseurs, propriétaires de compounds, supermarchés de souvenirs, épiceries chères... tout ce qui est efficace, cher, fonctionnel, de manière générale, c'est indien. Ils vivent dans leur coin, dans des petits compounds ou dans d'immenses villas hypersurveillées, selon leurs revenus. Au moins grâce à eux on trouve des restaurants indiens à se damner (où comment découvrir qu'un vrai cheese naan n'est pas une crèpe fourrée au Vache-qui-rit)
- Les Tanzaniens. Pour résumer ce que sont les Tanzaniens dans cette architecture, petite anecdote. Tu vas dans une épicerie (généralement indienne) et tu expliques que tu cherches de la farine de maïs pour faire de l'ugali (une sorte de polenta, le plat de féculent de base ici. Moins cher que le riz et bourratif, pratique quand tu as 12 enfants). On t'explique le plus simplement du monde : "Alors voilà, cette farine-ci c'est très bien pour faire la patée du chien et pour les Tanzaniens ; celle-là, elle est bonne, elle est plus chère."
Le Tanzanien, il fait quoi ? Il est employé ici et là, il est chauffeur de taxi (agréé par le tribunal quand il a de la chance, et là c'est la manne), elle est serveuse, il est askari (gardien), elle est maid. Soit les fameux salaires à 60 dollars qui font vivre des familles entières. Le jeune tanzanien taximan ou serveur, il s'est offert une formation de guide, il voudrait ou il est en train d'apprendre le français, il les attends de pied ferme, les touristes.
- Les touristes, qui sont beaux comme des coeurs, tout rougis dans leurs costumes de brousse en série. On les emmène au Shoprite, LE centre commercial d'Arusha, qu'ils se lestent de barres chocolatées Cadbury's avant leur semaine de pure aventure au Serengeti. Ensuite on les fait monter dans des véhicules mi-tank, mi-bus (assis à 6 mètres du sol, ça protège sans doute des miasmes morbides des miséreux tanzaniens), et on en parle plus.
La suite une prochaine fois.
Une petite perle, tout de même, pour le carré des présumés génocidaires. La défense tente de prouver la non crédibilité d'un témoin du procureur, témoin qui a participé au génocide (comme beaucoup de monde à l'époque). Il y a apparemment des différences entre un nom de victime donné aux enquêteurs du tribunal il y a quelques années et le nom donné lors de l'interrogatoire. L'avocat insiste, le témoin argue que c'est la transcription qui est erronée et finit par conclure un poil énervé :
« Je voudrais dire au Conseil qu’il ne peut en aucun cas se fonder sur cela, parce que la personne qui a consigné cela a commis une erreur. De toute les façons, j’ai tué une personne, ce n’est pas son nom qui a été tué. De toute façon, il n’est plus en vie, et sa famille n’est plus en vie non plus. »
On se marre bien, non ?

1 Comments:
Je ne sais pas si c'est très pertinent que je réponde en note, en fait je devrais faire une entrée du blog sur ça. L'état-civil rwandais. Je vais le faire, tiens, d'ailleurs, puisqu'il semblerait qu'on ne siège pas dans l'immédiat et que ça va m'empêcher de m'endormir sur mon clavier.
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